Temps suspendu
Mon travail interroge la photographie dans son double statut de survivance et de matière, capable de porter les empreintes visibles de sa transformation. Loin d’une transcription fidèle du réel, il explore ce que l’image conserve, efface ou laisse revenir sous d’autres formes. Chaque plaque de verre utilisée devient un espace fragile, marqué par le temps et ses altérations. Rayures, fissures, poussières ou effacements ne sont pas des accidents, mais les traces de vies, de gestes et de mémoires enfouies. Ces marques, à la fois blessures et révélations, constituent la texture du médium : elles témoignent de ce qui a traversé la surface sensible, de ce qui persiste malgré la disparition. L’œuvre se constitue ainsi comme un palimpseste où se tissent absence et présence, souvenirs et oubli.
Les clichés stéréoscopiques à la source de mes recherches relèvent du domaine vernaculaire : images ordinaires, souvent anonymes, issues de contextes intimes ou familiaux. Conçus pour être vus deux fois à l’aide d’une visionneuse, ces petits rectangles de verre mobilisaient donc la vision binoculaire pour en restituer une profondeur troublante Choisis non pour leur valeur esthétique mais pour leur charge affective, ils n’étaient pas destinés à l’art mais à la transmission familiale. Les recueillir, c’est prolonger leur existence et leur offrir une nouvelle apparition, où l’intime rejoint le collectif.
Mon geste ne consiste pas à intervenir sur les plaques, mais à les réunir pour orchestrer une rencontre entre plusieurs temps. Ce processus, sans ajout ni altération, repose sur la seule mise en relation des strates entre elles. Dans cet espace fragile, la lumière n’est plus un simple instrument de vision, mais un agent de métamorphose. La lumière, en traversant le verre, devient un révélateur silencieux : elle éclaire ce qui subsiste, réveille ce qui s’efface et fait émerger ce qui persiste en filigrane dans cet état d’entre-deux : ni totalement présentes, ni tout à fait absentes. Elle traverse les couches du passé, rend poreuse la frontière du temps et inscrit l’image dans une temporalité mouvante, faite de retours, de hantises et de réapparitions.
Cette profondeur du regard s’est naturellement prolongée du verre vers le tissu, suivant la même logique de translucidité et de support poétique. Les photographies issues de ces rencontres sont aujourd’hui reproduites sur de fins voiles d’organza de soie suspendus au plafond, proposant de nouvelles résonances. Cette texture noble et naturelle explore ainsi cette continuité fragile entre visible et invisible, verre et tissu transparents, formant une architecture flottante de mémoire. Le spectateur est invité à déambuler parmi eux, à les traverser comme on traverse un souvenir, à sentir leur mouvement imperceptible dans l’air et la fragilité vibrante de ce qui survit. Le corps devient alors plaque sensible, traversé et habité par les réminiscences.
Chaque œuvre peut se suffire à elle-même, mais leur accumulation compose un labyrinthe visuel, un espace de résonance où le regard se perd et se retrouve. Ce dispositif invite à une expérience lente, méditative, où les fragments vernaculaires tissent une histoire collective faite d’échos et de survivances. Regarder ces œuvres, c’est accepter une vision incertaine, traversée d’ombres, de reflets et de transparences, où la représentation devient vibration, entre apparition et disparition. On éprouve alors la sensation de franchir leur surface, d’entrer dans un espace suspendu entre réel et imaginaire.
L’installation Temps suspendu propose une expérience physique du souvenir. Elle rappelle que la photographie n’est jamais seulement ce qu’elle montre, mais aussi ce qu’elle a traversé : une matière vulnérable, expressive, habitée par le temps. Ce qui s’efface ne disparaît jamais tout à fait, mais continue de hanter la lumière. Entre mémoire et transparence, l’allégorie se fait souffle, voile et vibration : une poétique de la fragilité, où la beauté se révèle dans le tremblement du visible.


















































